Beaucoup ont donné leurs versions sur le terme "Pieds-Noirs" mais celle de Guy Pervillé très intéressante et très détaillée, en est une de plus, que je ne manque pas de vous faire connaître.
"Pour en finir avec les "Pieds-noirs" ! (2004)
lundi 11 avril 2005.
Cet exposé à été présenté pour la première fois au colloque Les mots de la colonisation, tenu à lUniversité de Bordeaux III les 22, 23 et 24 janvier 2004, dont les actes nont malheureusement pas été publiés.
Quon se rassure, mon intention nest pas de prêcher une guerre dextermination contre ceux de nos compatriotes quon appelle les « Pieds-noirs », mais seulement de combattre laccréditation générale et sans examen dune idée fausse, suivant laquelle les Français dAlgérie se seraient toujours appelés ainsi. Cest dailleurs à quelques-uns dentre eux que jai emprunté lidée de cette communication et la plupart de mes arguments []. Jy ajoute une motivation particulière : le devoir quont les historiens de refuser de croire aveuglément les idées reçues, et de ne rien affirmer sans en avoir vérifié lexactitude. Refusant la dictature du « on dit » et du « chacun sait que », je vais poser et tenter de répondre aux questions suivantes : quand, où, comment et pourquoi lexpression « Pied-noir » a-t-elle pris le sens que tout le monde lui connaît aujourdhui ?
Le sens commun répond que ce sont les Algériens autochtones qui ont donné ce nom aux soldats ou aux colons français arrivés en Algérie en 1830, parce quils étaient chaussés de chaussures ou de bottes de cuir noir. Cette vulgate a été consacrée par le professeur André Lanly dans son ouvrage de référence sur Le français dAfrique du Nord [2]. Mais elle a inspiré un commentaire sceptique à lhistorien algérois Xavier Yacono, qui constatait la diversité, voire la contradiction des explications invoquées : beaucoup tiennent pour « les souliers noirs [] des premiers Européens, par opposition aux pieds nus des populations indigènes ou à leurs babouches, qui ont attiré lattention des habitants du pays. Dautres préfèrent invoquer les brodequins noirs des soldats de larmée dAfrique, très différents, bien sûr, des mocassins rouges portés par les réguliers dAbd-el-Kader. Ceux qui songent aux travaux de la terre parlent des jambes et des pieds des colons devenus noirs en défrichant les zones marécageuses ou par suite du foulage du raisin aux pieds ». Il remarquait alors que « si lexpression avait pour origine les populations arabes ou berbères, on ne voit pas comment, ne parlant pas le français à lépoque, elles lauraient imaginée, alors surtout quelles avaient le mot « Roumi » rappelant loccupation romaine ». Et il imaginait dautres explications également concevables : « Ce seraient les soldats du contingent métropolitain, férus de romans type « western » dans lesquels on parle de la tribu indienne des « Pieds-noirs », qui, trouvant aux recrues dAlgérie une mentalité de cow-boys, les auraient appelés ainsi, mais en toute logique ce sont les « indigènes » qui en loccurrence auraient dû être assimilés au Indiens. Cest peut-être, autre supposition, ce quauraient fait dauthentiques Blackfeet (Pieds-noirs) américains en débarquant au Maroc en 1942, mais aucun document ne vient étayer cette hypothèse » [4]. Xavier Yacono soulignait ainsi, avec son humour habituel, larbitraire et lartifice des explications généralement admises sans la moindre preuve historiquement vérifiable.
En effet, ces explications sont aussi invérifiables quinvraisemblables. Invérifiables, parce quil aurait fallu pour les vérifier ou les infirmer passer au crible tous les écrits sur lAlgérie rédigés depuis 1830, tâche surhumaine que nul na songé à entreprendre. Invraisemblables, parce quelles ignorent la véritable histoire de la conquête et de la colonisation de lAlgérie. Ce ne sont pas les « Pieds-noirs » qui lont conquise, mais larmée française, et les civils quelle y protégeait étaient alors antimilitaristes. La population civile immigrée dEurope est restée longtemps divisée entre une légère majorité détrangers (Espagnols, Italiens, Maltais, Suisses et Allemands) et une minorité de Français dorigine (venant le plus souvent des départements du Midi méditerranéen et de lEst). Cest lapplication à lAlgérie de la loi du 26 juin 1889 sur la naturalisation automatique des enfants détrangers nés en territoire français qui a dissipé la crainte du « péril étranger » en absorbant les nouvelles générations dans un nouveau « peuple algérien » [5] de nationalité française (mais qui se définissait alors en sopposant au peuple français de France, voire en rêvant dune « Algérie libre »). Dautre part, les juifs originaires dAlgérie nétaient pas considérés comme une partie de ce « peuple algérien », mais comme des « Arabes de confession israélite » : leur élévation à la citoyenneté française par le décret Crémieux doctobre 1870 avait été violemment contestée par un puissant mouvement « antijuif » au temps de laffaire Dreyfus, puis dans les années 1930, avant dêtre annulée par le régime de Vichy en octobre 1940, et par le général Giraud de nouveau en mars 1943. Cest seulement après lannulation de labrogation du décret Crémieux, décidée en novembre 1943 par le Comité français de libération nationale présidé par le général de Gaulle, que les juifs algériens ont été définitivement intégrés dans le peuple français dAlgérie, au point que le chanteur Gaston Ghanassia (alias Enrico Macias), juif de Constantine, est devenu le plus célèbre de ses personnages emblématiques.
Il existe pourtant un fait établi concernant la présence dun « Piednoir » dans larmée française débarquée à Sidi-Ferruch le 14 juin 1830. Selon un lecteur de la revue LAlgérianiste, « le premier « Piednoir » à mettre le pied en Algérie sappelait Jean-Baptiste Piednoir, né à Ambrières (Mayenne). Sergent au 48e de ligne, il est mort de maladie le 2 août de la même année » []. Ce lecteur précise quil y a encore quarante-trois Piednoir dans lannuaire téléphonique de la Mayenne. En effet, une rapide recherche sur Internet par le moteur de recherche Google permet de constater que le nom Piednoir est très bien représenté dans ce département, au moins depuis le début du XVIIe siècle, et largement répandu dans le bassin hydrographique de la Loire, au nord jusquen Normandie, au sud jusquà Niort, à lest jusquà lYonne. Mais ces régions naturellement tournées vers lAtlantique ont relativement peu contribué au peuplement français de lAlgérie, et le malheureux sergent Piednoir na pas eu le temps dy faire souche. Cet épisode ne peut donc nous fournir une explication valable. Mais il nous invite à réfléchir sur lorigine de ce patronyme, et à envisager la possibilité que le même processus ait pu se répéter en Algérie. Or, les généalogistes qui se sont interrogés sur létymologie du nom Piednoir ont estimé quil signifiait vraisemblablement « pieds sales », soit que ses titulaires aient été empêchés de les laver par leur vie misérable de va-nu-pieds [], soit que leurs conditions de travail les aient exposés constamment à la poussière ou à une autre cause de saleté.
Cette étymologie donne une certaine vraisemblance à lexplication de lexpression « Pied-noir » proposée en 1972 par le dictionnaire de Paul Robert (qui en était un lui-même) : « Pied noir : nom donné plaisamment aux Européens fixés en Afrique du Nord (et spécialement en Algérie) depuis plusieurs générations (ou même simplement depuis quelques années). - Remarque : cette expresssion sest dabord appliquée aux indigènes, par allusion aux pieds nus des Arabes du bled. - Marine : surnom des chauffeurs » [8]. Les éditions suivantes précisent que, selon Germaine Tillion [9], « dès 1901, les chauffeurs indigènes pieds nus dans le charbon des soutes de la Marine auraient été appelés « pieds noirs ». En 1917 on aurait également désigné de la sorte les « Arabes » dAlgérie dans les tranchées » [10].
Cette explication est-elle plus sûre que celles qui sont habituellement invoquées ? Elle est en tout cas plus vraisemblable, et attestée par des exemples vérifiables. Jai moi-même trouvé dans le n°3 de lhebdomadaire La défense, publié à Alger en février 1934, un article intitulé « Un geste révoltant », qui dénonçait le racisme colonial en énumérant toute la litanie des injures racistes anti-arabes : « pied noir » y figurait en bonne place, à côté de « bicot », ce qui ne laisse aucun doute sur son sens [11]. Lauteur dun article [12] disponible sur un site Internet spécialisé, créé par Jacques Torrès, rapporte que son oncle Norbert « disait avoir entendu parler pour la première fois pendant la guerre de 39-45, en France, de travail pied-noir de la même façon que nous, nous parlions de travail arabe ». Enfin, Monsieur Jean Couranjou, lecteur de LAlgérianiste et membre du Cercle algérianiste de Bordeaux, indique avoir entendu en 1951-1952 lun de ses collègues marocains sappliquer à lui-même lexpression Pied-noir, en « ne le faisant pas du tout pour se parer du nom comme dune décoration, mais tout au contraire dans un sens péjoratif, dans un moment de déprime » []. Pourtant, même si lon peut considérer ce sens comme suffisamment attesté, il reste à expliquer le passage à celui que nous connaissons aujourdhui.
Des témoignages bien datés et aux auteurs bien identifiés peuvent-ils nous mettre sur la voie ? Xavier Yacono en avait fourni plusieurs, mais qui paraissent obscurcir davantage le problème. Il rapportait que « au printemps de 1955, le commandant Paul Marty, des affaires indigènes, alors à létat-major de la 4e division à Oujda, relève cette locution prononcée par un lieutenant de la coloniale né au Sénégal, qui lui apprend que les camarades fraichement débarqués désignaient ainsi, sans méchanceté, les Blancs dAfrique noire ». Mais le Maroc pouvait aussi revendiquer la paternité de lexpression, puisque « Emmanuel Roblès se souvient quen 1937, à Casablanca, dans le quartier du Maârif, on appelait « pieds-noirs » les nouveaux immigrants originaires du Portugal, du Sud de lEspagne et aussi de lOranie, qui arrivaient les pieds noirs de poussière ». Et enfin lOranais Henri Chemouilli, ancien prisonnier de guerre, « se souvient très bien avoir été abordé dans son stalag au début de 1942 par un Européen de Tunisie, René Fonck, linterpellant en lui disant : « Tu es aussi un pied-noir ? », terme quil appliquait à lensemble des Européens dAfrique du Nord et que notre ami venait de découvrir » [14]. Ainsi, lexpression aurait déjà été employée en Afrique avant, pendant et après la Deuxième guerre mondiale, pour désigner diverses catégories dEuropéens.
Comment expliquer la coexistence de ces deux sens logiquement contradictoires ? Et comment savoir lequel était le plus répandu ? On pourrait répondre à la première question que lexpression, nétant pas un nom ethnique par nature, aurait pu désigner aussi bien les indigènes et les colonisateurs qui partageaient le même pays et un même genre de vie, comme les noms « blédard » et « broussard ». Il serait imprudent de répondre à la seconde, dautant plus que de nombreuses personnes déclarent navoir entendu parler de « pieds-noirs » que très tardivement [15].
Pour tenter dy voir plus clair, il faut changer de méthode, cest-à-dire prendre le problème par la fin, pour remonter du connu vers linconnu. Depuis quand les Français dAlgérie ou dAfrique du Nord sont-ils généralement connus sous le nom de Pieds-noirs ?
Certains estiment, comme lhistorien rapatrié dAlgérie Jean-Jacques Jordi, que « cest 1962 qui a créé les Pieds-noirs, et non 1830 ». Faut-il en conclure que ce nom a été imposé par les métropolitains aux rapatriés [16] qui ne le connaissaient pas auparavant ? Cétait lavis dun lecteur de LAlgérianiste, Edmond Renier : « Faut-il préciser quavant juillet 1962, cette appellation « Pieds-noirs » navait jamais été employée pour désigner les Européens dAlgérie ? Même lOAS, pour ses fanions, ses imprimés et ses cachets, na pas utilisé les deux pieds noirs pour emblème. Chose quelle naurait pas manqué de faire si, à lépoque, cet emblème et le terme « pieds-noirs » avaient été connus » [17]. Mais il fut aussitôt contredit par un autre lecteur, Michel Sanchez : « Je suis parti de ma belle ville dOran, contraint et forcé comme tout le monde, le 23 juin 1962, javais 17 ans et demi. Quelques semaines auparavant, sachant que jallais partir, javais découpé des pieds que javais peints en noir. Mes copains et moi avons pris des photos avec ces pieds noirs en premier plan. Donc, à Oran au moins, ce terme existait avant juillet 1962, et nous en étions et en sommes toujours fiers » [18]. Et paradoxalement, il sétait contredit lui-même, en indiquant dans sa lettre : « Dans les années 1957-1958, un groupe dhabitués du bar « LOtomatic » avaient demandé à Jack Romolli, tailleur-chemisier rue Michelet à Alger, de faire fabriquer des boutons de manchettes, ronds à chaînettes, illustrés de deux pieds noirs sur fond blanc et liseré vert. Les insignes de boutonnières vendus en France en juin 1962 étaient la fidèle reproduction des boutons de manchettes vendus par Jack Romolli » [19]. Un autre lecteur, Jacques Canton-Debat, indiqua que « la reproduction graphique des pieds noirs avait fait lobjet, vers 1957-1958, dun dépôt en bonne et due forme, effectué par la réputée bijouterie Arthus Bertrand, spécialiste de la fabrication dordres et de médailles » à Paris, et que M. Arthus Bertrand était venu à Alger se plaindre de nombreuses reproductions illicites non sanctionnées, mais avait fini par comprendre pourquoi, dans le contexte si particulier de lépoque, aucune sanction navait été prise [20]. Et un troisième lecteur précisa que les boutons de manchettes vendus par Jack Romolli provenaient de la maison Arthus Bertrand [21]. Ainsi, lexistence du symbole et son succès sont bien établis dès le milieu de la guerre dAlgérie [22].
Le témoignage de Jean Couranjou permet de remonter encore plus haut, avant le début de la guerre : « Jétais élève, entre 1953 et 1956, à lEcole nationale dagriculture dAlger (Maison-Carrée). Dès la rentrée de 1953, la minorité de « Pieds-noirs » que nous étions fut désignée sous ce terme par le reste de la promotion constitué dune majorité de « Patos » [23]. Aussi lors du voyage détudes, en mai-juin 54, je me mis en devoir darborer le 30 mai 1954 un fanion que javais fait confectionner par ma mère lors des vacances de Pâques. La représentation, différente de celle à laquelle nous sommes accoutumés, en était un pied avec sa cheville, le tout vu de profil (de sable sur fond de gueules [24], comme on dit en héraldique). Je sortis ce fanion de derrière les fagots au moment du passage de la borne limitant les départements dAlger et dOran ; les Oranais avaient fait arrêter le car en ce lieu pour fêter lentrée en Oranie, ce qui fut normalement « torpillé » par Algérois et Constantinois. Mais tous se rassemblèrent sous la bannière « Pied-noir » [25] ». Deux faits importants sont ainsi établis : lexistence de cette appellation collective dès 1953, et son origine, apparemment, métropolitaine.
Mais un dernier témoignage permet de remonter encore plus haut, celui dEric Guerrier, dont larticle « En finir avec les Pieds-noirs ? » [26] ma inspiré lidée et le titre de la présente communication. Celui-ci croit « pouvoir dire précisément doù provient cette appellation. En effet, jen ai, directement et sur le terrain, vécu la naissance, la diffusion et la transposition. Né à Alger où jai passé mon enfance, jai habité Casablanca entre 1951 et 1956, tout en poursuivant mes études supérieures à Alger à partir doctobre 1953. Or, il se trouve que lappellation est née au Maroc et justement à Casablanca en 1952. Elle a dabord été diffusée par la presse locale, relayée par la presse métropolitaine, puis elle a été transposée en Algérie à partir de 1954-1955, avant dêtre étendue à toute lAfrique du Nord dans les années soixante ».
Il raconte que « fin 1952, début 1953, des attentats frappèrent principalement Casablanca, provoquant des manifestations contre le terrorisme et le projet dindépendance. Après lune des plus violentes de ces manifestations, un quotidien marocain au moins (je ne sais plus si cétait Le Petit Marocain ou La Dépêche marocaine) a publié à la une, en gros plan, quelque chose comme « Les Pieds-noirs passent à lattaque ! » avec photos des manifestants les plus enragés ». Daprès lui, ces « Pieds-noirs » étaient une bande de jeunes, celle du quartier populaire du Maârif, « la plus nombreuse, la mieux organisée et très remuante pour ne pas dire plus ». Elle aurait emprunté son nom aux Indiens Pieds-noirs, popularisés par les westerns qui avaient beaucoup de succès à lépoque. Puis il continue son récit : « A la suite des quotidiens marocains, cest lhebdomadaire LExpress, si je ne me trompe, qui a repris et lancé le terme de « pieds-noirs » pour désigner, de façon péjorative, les petits blancs du Maroc qui sopposaient à lindépendance. Cette extension péjorative fut très fortement ressentie au Maroc et notamment à Casablanca, comme une espèce de mépris envers la population européenne du Maroc. Avec ce génie propre aux peuples méditerranéens, la réaction fut immédiate : dabord, toutes les bandes des autres quartiers sidentifièrent aux Pieds-noirs du Maârif, se parant du nom comme dune décoration. Et la mode sétendit à toute la jeunesse. Jétais un élève « bien élevé » du Lycée Lyautey, et je me souviens parfaitement comment nous nous sommes mis à nous entrappeler Pieds-noirs. Cétait le genre de défi par le langage qui plaît à cet âge. Sans doute en remontant des enfants aux parents, lappellation sest rapidement répandue dans toute la population européenne du Maroc. Même les couches les plus fortunées et les moins concernées finirent par adopter le surnom avec une sorte de fierté provocatrice ».
Ce témoignage très précis a lavantage de pouvoir être facilement vérifié ou infirmé, comme son auteur est le premier à le demander aux historiens. On y trouve une inexactitude manifeste : les attentats terroristes ont commencé à frapper les Européens de Casablanca à la fin de 1953 (bombe du 24 décembre au marché central [27]) et non de 1952 ; mais des troubles très graves avaient déjà eu lieu en décembre 1952 (émeutes et répression des Carrières centrales []), et en novembre 1951 (émeute au Maârif, lors du boycott des élections aux chambres consultatives marocaines [29]). Il constitue le chaînon manquant entre le témoignage dEmmanuel Roblès attestant lemploi du nom « Pied-noir » au Maârif en 1937 (la divergence sur lorigine du mot nétant pas une contradiction fondamentale), et celui de Jean Couranjou concernant lAlgérie en 1953-1954. Sous réserve des résultats des recherches futures, nous avons désormais, grâce aux lecteurs de LAlgérianiste, la première reconstitution vraisemblable et convaincante [] de lapparition du nom « Pied-noir » dans son sens actuel.
Il reste à expliquer la prodigieuse fortune de ce sobriquet bizarre, ressenti comme dérisoire et plus ou moins péjoratif par les Français de la métropole, mais assumé fièrement par ceux dAfrique du Nord (et particulièrement dAlgérie). Lexplication doit partir du fait que les futurs « Pieds-noirs » sétaient dabord appelés « Algériens », en définissant ce nom comme celui dun peuple nouveau, né de la fusion des « races » européennes en Algérie à la fin du XIXe siècle (exalté notamment par les romans de Louis Bertrand), pour se distinguer des Français de France (appelés « Francaouis » ou « Patos »). Puis entre les deux guerres sétait formé, à linitiative de Robert Randau et de Jean Pomier, un mouvement littéraire appelé lalgérianisme, destiné à créer une littérature algérienne exprimant une conscience algérienne commune à tous les écrivains algériens, quelles que soient leurs origines. Mais celui-ci sétait heurté à la concurrence dune autre acception du mot Algérien, qui lidentifiait à la majorité indigène et musulmane de la population du pays.
Ce nouveau sens apparut très tôt en métropole, à la suite du début de limmigration massive de travailleurs algériens, accélérée par la Grande Guerre. Cest pourquoi les Français de France commencèrent à se demander qui étaient les vrais « Algériens », comme le prouve ce dialogue entre un étudiant dAlger et une étudiante métropolitaine lors du Congrès de lUNEF en 1922 :
« - Ainsi, vous êtes algérien..., mais fils de Français, nest-ce-pas ?
- Bien sûr ! Tous les Algériens sont fils de Français, les autres sont des indigènes ! » [31]
Après la Deuxième guerre mondiale, Jean Pomier constatait avec regret que « beaucoup de nos concitoyens, fils de Français dorigine, éprouvent quelque scrupule à se dire Algériens ». Dabord pour ne pas risquer dêtre confondus avec les « indigènes » expatriés en métropole, « au moment où les rubriques criminelles des journaux parisiens dénonçaient trop fréquemment en majuscules accablantes des attentats ou des mauvais coups dont les auteurs ou les complices étaient des « Nord-africains », péjorativement qualifiés de Sidis et, à défaut, dAlgériens ». Mais surtout parce que le mot était trop connoté par les usages politiques qui en avaient été faits. Par les représentants de la Résistance métropolitaine siégeant à lAssemblée consultative provisoire dAlger en 1943 et 1944, qui dénonçaient la mentalité réactionnaire des élus « algériens » nostalgiques de Vichy ; et surtout par les partisans dun nationalisme algérien, quil fût fondé sur lidentité musulmane de la population majoritaire (le PPA de Messali Hadj et lAssociation des Oulémas) ou sur la loi démocratique de la majorité (lUDMA de Ferhat Abbas, et le PCA). Jean Pomier proposa en vain de le réhabiliter en lui redonnant son sens le plus pur : « le vu dunité et la volonté dêtre dun peuple en instance de soi » [32]. Après la fin de la guerre, le nom « Algériens » devint de plus en plus suspect, en dépit des efforts du « libéral » Jacques Chevallier [33]. Puis la revendication dun Etat national algérien indépendant par linsurrection du FLN acheva de rendre insupportable son ambiguïté.
Les anciens « Algériens » pouvaient alors se proclamer Français, comme ils lavaient toujours fait pour se distinguer des « Arabes », et pour revendiquer contre eux la solidarité de leurs compatriotes de France [34]. Lécrivain kabyle Mouloud Feraoun a tourné en dérision ce double langage dans son roman Les chemins qui montent : « Cest nous les Algériens, disent-ils aux Français de France. LAlgérie, cest nous. Voyez ce que nous avons fait. Remerciez-nous, Messieurs de France, et ne vous avisez pas de nous juger. Malheureusement, ils ne tiennent pas le même langage avec nous. Dès que nous leur disons que nous sommes algériens nous aussi, ils nous rétorquent : - Vous en êtes ? Cest bon. Tas dIndigènes, que supposez-vous ? Nous sommes Français, nous. Arrière, et garde à vous ! Vous voulez nous f... à la mer, bande dinfidèles et dingrats. Mère patrie, du secours ! » [35]. Mais le nom de Français ne suffisait pas à lui seul pour signifier que ces Français-là avaient lAlgérie pour terre natale, et quils ne pourraient pas être « rapatriés » dans la métropole sans se sentir expatriés, alors que les Français de France pouvaient se résigner à renoncer à lAlgérie pour se débarrasser dun fardeau trop lourd à porter.
Le nom de « Pieds-noirs » arriva donc au bon moment. Pour exprimer lidentité collective dun peuple doublement minoritaire qui se sentait menacé dun choix tragique entre « la valise et le cercueil ». Mais aussi pour faciliter le relâchement des liens de solidarité entre les Français de France et des compatriotes de plus en plus embarrassants, en les faisant passer pour une peuplade étrange aux origines incertaines. En tout cas, le symbole convenait très bien à une communauté de déracinés qui auraient voulu pouvoir emporter leur patrie à la semelle de leurs souliers."
Guy Pervillé
[1] Je remercie la revue LAlgérianiste et ses lecteurs, sans les témoignages desquels la présente communication naurait pas été possible.
[2] André Lanly, Le français dAfrique du Nord, PUF, 1962, p. 52, note 1.
[3] Paradoxe : en février 1962, le mendésiste Charles Hernu sachète des chaussures claires dans lespoir de passer pour un « pied-noir » à Alger ! Cf. David-Raphaël Zivie, La guerre dAlgérie vue par Francis de Tarr, diplomate américain, LHarmattan, 2003, p. 150.
[4] Xavier Yacono, « Pourquoi « Pieds-noirs ? », dans Les Pieds-noirs, Editions Philippe Lebaud, 1982, pp. 15-19 ; cité par Pierre Mannoni, Les Français dAlgérie, LHarmattan, 1993, pp. 7-9, et par Raphaël Delpard, Lhistoire des Pieds-noirs dAlgérie, Editions Michel Lafon, 2001, pp. 40-41.
[5] Voir mon article « Comment appeler les habitants de lAlgérie avant la définition légale dune nationalité algérienne ? », in Cahiers de la Méditerranée, Nice, n° 54, juin 1997, pp. 55-60.
[6] Lettres de M. Maurice Eisenchteter, in LAlgérianiste, n°70, juin 1995, pp. 119-120, et n°96, décembre 2001, p. 114.
[7] Mme Renée Barthes signale dans LAlgérianiste, n° 105, mars 2004, p. 141, quun personnage du roman de Henri Bosco, Lenfant et la rivière (Gallimard, 1953), est qualifié de « vagabond, pied-noir et gratte chemins ».
[8] Paul Robert, Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, Société du nouveau Littré, 1972, t. 5, p. 191, et Supplément, p. 385.
[] Germaine Tillion, Les ennemis complémentaires, Editions de Minuit, 1960, p. 131, note 1.
[10] Résumé par Eric Guerrier, « En finir avec les « Pieds-Noirs » ? », in LAlgérianiste, n°95, septembre 2001, p. 45.
[11] La défense des droits et intérêts des musulmans algériens, n° 3, 9 février 1934, p. 2. Je confirme donc lopinion exprimée par Charles-Robert Ageron dans une note de son compte rendu publié dans la Revue française dhistoire dOutre-mer (n° 289, 4ème trimestre 1990, p. 201) du livre de Joëlle Hureau, La mémoire des Pieds-noirs de 1830 à nos jours (Hachette, 1988) : "Pieds-noirs" est lun des innombrables sobriquets par lesquels furent désignés en Algérie les Arabo-Berbères. On retrouve "Pieds-noirs" même dans des romans algérianistes de lentre-deux guerres, en équivalence avec "Bicots" (de larabe "Arbi"), "Troncs" (de figuier), "Melons", "Ratons" et quelques autres. Les Européens voulant affirmer leur caractère autochtone se sont appliqués à eux-mêmes ce terme à lorigine péjoratif."
[12] « Pieds-noirs ? Et pourquoi Pieds-Noirs ? », in http://orleansville.free.fr
[13] LAlgérianiste, n°72, décembre 1995, p.p. 115-116, et n°96, décembre 2001, p. 114.
[14] Yacono, op. cit., cité par Delpard, op. cit., p. 41.
[15] Par exemple lhistorien Charles-Emmanuel Dufourcq, revenant à Alger en 1955 après dix ans dexil en Espagne, apprit de sa famille quil y avait du nouveau : « Maintenant, on nous appelle des Pieds-noirs ».
[16] Ce nom est bien attesté en France dès 1962 par les titres suivants : Les Pieds noirs et la presse française, Editions Galic, Journal dune mère de famille pied-noir, de Francine Dessaigne, Editions Lesprit nouveau, et en 1963 par Jean Loiseau, Pied-noir mon frère, témoignage dun Francaoui, Editions France-Empire.
[17] Lettre dEdmond Renier, LAlgérianiste, n°70, juin 1995, p. 120.
[18] Lettre de Michel Sanchez, LAlgérianiste, n°71, septembre 1995, pp. 118-119.
[19] Lettre dEdmond Renier, LAlgérianiste, n°70, juin 1995, p. 120.
[20] Lettre de Jacques Canton-Debat, LAlgérianiste, n°72, décembre 1995, p. 116.
[21] LAlgérianiste, n° 73, mars 1996, p. 118.
[22] Moins précisément, larticle cité du site de Jacques Torrès signale que : « Dans les années 50, apparut un sigle (sic) : deux pieds noirs joints sur le blanc des « Tee-shirts » importés par les G.I. et adoptés de fraîche date (...). Un « club des Pieds-Noirs » fonctionnait à Alger, à Sidi Ferruch, dont la championne de natation Héda Frost était une des locomotives ». Héda Frost a nagé de 1954 à 1962.
[23] Patos, ou Francaouis : métropolitains.
[24] En noir sur fond rouge.
[] Lettre de Jean Couranjou, LAlgérianiste, n°72, décembre 1995, pp. 115-116.
[26] Eric Guerrier, « En finir avec les « Pieds-noirs » ? », LAlgérianiste, n°95, septembre 2001, pp. 44-46.
[27] Voir Charles-André Julien, Le Maroc face aux impérialismes, Editions J.A. 1978, pp. 342-343. La principale organisation terroriste marocaine sappelait la « Main noire » (al Yad as-souda) : peut-on y voir une réponse aux « Pieds-noirs » ?
[28] Julien, op. cit., pp. 257-260.
[29] Julien, op. cit., p.248, et surtout Claude Paillat, Le guêpier, Robert Laffont, 1969, p. 548.
[30] André Lanly sy est rallié, in LAlgérianiste, n°97, mars 2002, pp. 113-114.
[31] Alger étudiants, n°16, 16 juin 1923, p. 14.
[32] Jean Pomier, « Algérien ? Un mot qui cherche son sens », in Afrique, Alger, 1946, réédité dans LAlgérianiste, n°98, juin 2002, pp. 82-92.
[33] Il avait lancé au début de 1951 dans LEcho dAlger un « Dialogue entre Algériens », et publia en 1958 un livre intitulé Nous, Algériens aux Editions Calmann-Lévy.
[34] Cet usage se retrouve dans les écrits dAlbert Camus, notamment dans son appel à la trêve civile du 22 janvier 1956 ( Essais dAlbert Camus, présentés par Roger Quilliot, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1965, pp. 991-999).
[35] Mouloud Feraoun, Les chemins qui montent, Le Seuil, 1957, pp. 208-209.